Mon téléphone sonne. Je me lève un peu agacé d’être réveillé. Je suis un couche-tard. Je
ne dors qu’exceptionnellement avant minuit. Et je venais de rejoindre mon lit peu après
1 :00.
Je me saisis vivement de mon téléphone. J’ai beau me dire que je suis d’astreinte
(autrement dit de garde à domicile et susceptible d’être consulté pour un avis ou rappelé
en cas de nécessité), mais je ne peux m’empêcher de me sentir dérangé. C’est normal. Je
regarde l’heure : il est 4h34 et c’est l’hôpital qui m’appelle !
-Oui ? Fais-je en prenant le ton le moins endormi possible
-Bonjour, Monsieur. Je suis ….
C’est une douce voix de jeune femme. Elle me donne son nom. Je dois avouer que je
n’écoute pas, je ne le retiens pas.
-Vous êtes le senior d’astreinte en chirurgie cardiaque ? (autrement dit le médecin à qui
revient en première ligne la responsabilité de la garde).
-Oui. C’est pourquoi ?
Je suis pressé d’en finir et de me recoucher
-Je suis Interne (alias assistante chez nous) en réanimation médicale. Je vous appelle de
la part de mon senior, Monsieur S…
Michel S… est professeur des universités (comme on dit ici) et chef de service de
Réanimation Médicale. De surcroît, c’est le vice-président du conseil d’administration de
l’université. Mais il n’est pas surprenant qu’il soit là. Ici ce sont les seniors qui assurent la
garde sur place avec les plus jeunes, tous titres confondus. Il est professeur, certes, donc
enseignant à la faculté. Mais à l’hôpital, il est comme tous les autres praticiens et assume
ses obligations.
L’interne poursuit :
-Nous avons dans le service un jeune patient de 64 ans (ici on devient vieux assez
tard !). Il a un lymphome de découverte récente. Son état respiratoire s’est dégradé il y a
quelques jours, on a dû l’intuber. Une biopsie pulmonaire a été faite et est revenue
normale. Par la suite pour le préparer au sevrage ventilatoire, il a eu une trachéotomie.
Mais depuis le début de la soirée, on assiste à une instabilité hémodynamique entraînant
une escalade en amines vasoactives, d’autant que le remplissage semble inefficace. A
l’instant, Monsieur S vient de lui faire une échographie cardiaque et on retrouve une
tamponnade.
Ce discours est ponctué par la voix de Michel qui doit être à côté de cette jeune interne et
lui souffler des précisions. C’est ainsi que l’on apprend son métier, auprès d’un aîné. Oui,
l’apprentissage de l’art de guérir se fait aussi est surtout par le compagnonnage.
Dommage que les cours magistraux aient pris tant d’importance chez nous, alors même
que dans beaucoup de facultés de France, ils tendent à disparaître : les étudiants ont tant
de moyens numériques de suivre un cours quand ils le veulent comme ils le veulent sans
contrainte de temps et d’espace.
Mais comme j’aimerais que les enseignements post-graduate soient plus étoffés et plus
structurés en forme de séminaires interactifs et pluridisciplinaires, si nécessaire !
Triste réalité d’aujourd’hui : avec la dégringolade de la fréquentation des CUK, les activités
sont au minimum congru sinon à l’arrêt dans beaucoup de services. Le jeune junior qui
arrive ne fait et n’apprend plus grand’ chose. Mais il rêve déjà d’être senior, ce statut de
donneur d’ordre où il fera encore moins. Et le surlendemain, à l’issue d’un grand rituel
académique, devant familles et amis, il est proclamé spécialiste avec distinction sinon
plus, il a la confirmation urbi et orbi de l’éminence de son savoir. « Ces mentions ne
récompensent plus l’excellence, mais sont devenues la rétribution du commun », me
confiait récemment un professeur. Le voilà donc superviseur : il n’en fera pas davantage.
Le cycle continue, la course aux titres aussi.
-J’arrive.
Je saute dans mon pantalon…ou plutôt à côté. Dans la pénombre de ma chambre
conjugale, je m’empêtre et manque de tomber. Mon épouse allume et me demande si je
dois aller à l’hôpital avec dans la voix la lassitude du vécu ressassé. Je ne sais même plus
si je dois répondre et si j’ai répondu.
Me voilà parti. Je traverse le grand hall de l’hôpital, tout neuf, on y est que depuis
quelques mois. À un haut dignitaire du pays et non moins ami à qui j’avais fait l’honneur
de faire visiter ce joyau, j’avais dit quelque chose du genre « voilà où va l’argent du
contribuable français ». Cela ne lui avait plu que moyennement…Mais qu’importe !
Je cours m’échanger au bloc opératoire. Les bras surchargés de matériels de drainage et
le temps de traverser un couloir et me voilà en réanimation. C’est une fourmilière : il y a
toujours du monde qui vaque à de multiples tâches dans la lumière blafarde. Michel
m’accueille avec un large sourire. On se connait bien. Nous avons une sympathie
réciproque, on est peu ou prou de même âge et on se tutoie. De toute manière, entre
médecins, le tutoiement est en général fréquent et on s’appelle par nos prénoms ce qui ne
nuit en rien au respect et à l’estime que l’on peut avoir les uns pour les autres.
Si je puis me permettre une confidence : c’est à Kinshasa qu’on m’appelle le plus
« Docteur », même dans ma famille. Par exemple être appelé « Docteur » par mon oncle,
pas en public mais dans le cercle restreint familial m’a perturbé. Je lui ai gentiment
expliqué que cela mettait des distances entre nous et que je préférais qu’il continue à
m’appeler« Alphonse », comme hier et que je restais encore et toujours…le fils de sa sœur
et pas son médecin que je ne suis pas et ne souhaite être. « Autrement je vous appellerai
désormais Son Excellence Honorable Ingénieur Oncle » Cela s’est fini dans un fou rire
collectif devant tant d’inanité et de vanité. C’est inouï, même en famille, il faut s’encombrer
de titres !
Ici les malades nous appellent plus souvent « Monsieur », « Madame » que « Docteur » et
encore moins « Professeur ». Mais on ne peut pas transposer cette situation chez nous,
me semble-t-il. Et donc quand je suis à Kinshasa, je suis continuellement à l’affût de ne
pas faire d’impair à l’étiquette et au protocole. Entre « les Honorables », « Excellences »,
« Éminences », « Distingués », « Professeurs », « Docteurs », « Ingénieurs », « Maîtres »
etc, j’en perds mon latin. Certains rendent la tâche encore plus compliquée : ils cumulent
parfois 2, 3 titres, si pas plus. Alors dans quel ordre les aligner quand il faut leur parler ?
Dites-moi si vous savez. Enfin passons…
Michel me réexplique la situation et m’accompagne dans la chambre du patient. La
pression artérielle est à 58/43 mmHg. La situation est critique. Rapide coup d’œil sur
l’écran d’échographie où passe son examen en boucle. Pas de doute, c’est une
tamponnade.
Il faut y aller vite. J’asperge la région basithoracique et épigastrique de
Bétadine®dermique. Rapide lavage de mains et passage sous le distributeur de gel
hydroalcoolique, les gants sont enfilés.
Pas le temps de mettre les champs stériles : le patient est en bradycardie extrême avec
tout naturellement une dissociation électromécanique. Et c’est l’arrêt cardiaque. Il est en
train de mourir. Puisque je suis sur sa région précordiale, j’amorce le massage cardiaque
en attendant que Michel et son équipe me relayent. C’est la course contre la montre. Entre
2 pressions de massage cardiaque de Michel, j’introduis mon aiguille trocart dans le
péricarde par la voie paraxyphoïdienne. Ouf, inespéré dans ces conditions. Du vieux sang
jaillit. Descente du guide sur lequel j’enfile un cathéter de voie centrale à 3 voies. En
attendant de raccorder le tout sur la valise de drainage Pleurevac®, j’aspire le maximum
possible d’épanchement avec des seringues de 50 ml. Pendant ce temps la réanimation
cardiaque est en cours. Une seule voix aboie les ordres : adrénaline, remplissage etc…
Quelqu’un dit avoir senti un pouls fémoral. On interrompt le massage. En effet sur le scope
s’affichent des complexes QRS fins, lents mais les systoles sont efficaces. On a une belle
courbe artérielle. La pression est à 85/52 mmHg. Sainte Adrénaline, où est célébré ton
culte ? J’irais allumer un cierge ! Les complexes QRS sont de plus en plus nombreux. On
a un ECG normal, en rythme sinusal, la pression artérielle est d’au moins 110/70 mmHg.
On se regarde, on ne se dit pas un mot, chacun sait qu’il a été utile.
« L’urgence est notre peine et notre gloire », comme l’avait si bien écrit Merle d’Aubigné
Il est 5h30, je rentre chez moi. Sur la pointe des pieds je rejoins ma place dans mon lit,
sans réveiller ma femme. Il faut que je dorme. Peine perdue, son réveil sonne : il est 6 :00.
Je reste à regarder le plafond et me dire combien j’aimerais que cela se fasse au Congo, à
l’hôpital de Ngadajika, de Kenge, de Kasongo, de Tenke-Fungurume, de Kolé et où sais-je
encore sur ce vaste territoire.
C’est sûr, je rêve. Mais je crois que cela et possible mais il faut le vouloir et surtout le faire.
C’est de cela, me semble-t-il, qu’il sera question au prochain congrès de l’Afmed à
Kinshasa. Peut-être qu’alors je rêverai moins.