UN PROJET RUINÉ

« Mukashi umua, disu difua… ». Ainsi parlaient mes ancêtres, « N’avoir qu’une seule épouse, c’est comme être borgne ». Avec la suite subliminale qui vous prévient que le jour où vous perdez cet unique œil…
Je ne sais plus comment j’en étais arrivé à sortir ce dicton au cours d’une conversation avec mon ami, Maurice…Maurice Masombwe. Comment savoir ce qu’une phrase apprise de ses ancêtres et répétée à l’envi pouvait susciter. Quoiqu’il en soit, mon ami, Maurice, y avait
trouvé comme une révélation. La preuve ? Dès le lendemain et les jours qui avaient suivi, ce cher Masombwe n’arrêtait plus de m’appeler pour disserter sur le dicton.
« Incroyable ! Quels visionnaires, tes aïeux … ».
Son admiration pour les miens ne connaissait plus de limites. J’aurais dû le prévenir de la suite du dicton…
Il y a 2 mois, Maurice revient de Kinshasa. Il voudrait qu’on se rencontre.
– « C’est sérieux, je dois te parler, il faut qu’on se voie. » insiste-t-il au téléphone pour m’arracher un rendez-vous. Je le retrouve dans un petit restaurant, au Quartier Latin, rue des Universités, non loin de l’Ecole de Médecine. Quelques banalités rapidement
échangées sur le pays, il m’annonce, triomphal :
– « Ça y est. Je le fais. » Il joue à l’énigmatique, le garçon.
– « Quoi ? », je lui réponds, interrogateur
Il me gratifie de son sourire de plus condescendant qui se transforme rapidement en rires spasmodiques. Son ventre replet s’en trémousse par saccades. Sa chemise se déboutonne d’en bas et propulse dans la pyramide formée par les deux revers de sa belle chemise de
soie un arrondi de bedaine poilue.
– « Mais oui, mon vieux, mukashi umua… » récite-t-il, en me gratifiant d’un clin d’œil complice.
– « oh, non ». Je venais de comprendre.
Nouvel éclat de rire grassouillet. Haletant, Maurice parvient tout de même à se contrôler. Il essuie les larmes qui ruissellent sur ses joues et me livre plus de détails.
– « Je me sens obligé de te le dire en premier. » commence-t-il, redevenu subitement grave.
Que d’attention ! Je m’en serais bien passé. Je me retiens de le lui dire. Mais il poursuit déjà :
– « C’est sûr. En novembre prochain je serai à Kinshasa pour me marier. J’ai choisi novembre parce que tu y seras pour ton congrès de médecins. J’aimerais que tu sois avec moi »
Comme c’est curieux : lorsque quelqu’un veut dire les choses les plus incertaines, il commence souvent par l’absurde « c’est sûr » comme pour repousser toute contradiction.
Je préfère le laisser continuer.
– Mouais, je lui réponds en faisant la moue.
Mon peu d’entrain ne peut lui échapper.
– Pour ne rien te cacher, je me marie coutumièrement à …2 jeunes femmes.
– Ce n’est pas vrai ! Tu es devenu complètement fou, oui fou à lier…
Je crois que j’ai dû aboyer parce qu’il s’est vivement penché vers moi et m’a littéralement plaqué sa main sur la bouche. « Chuuuuttt », fait-il en roulant les yeux de gauche à droite  et de droite à gauche. Oui, on n’est pas seul dans le restaurant. Mais tout de même,
comment peut-il…
Mais le sieur Maurice semble plutôt à l’aise. Il me regarde avec son sourire narquois. Je ne sais pas ce qui me retient encore là. L’amitié ? Non, pas à cet instant. Oui, plutôt, un brin
de culpabilité comme celle qu’éprouverait quelqu’un qui aurait prêté son couteau à son
voisin et qui le découvrirait s’en servant pour menacer d’innocents passants. Oui, je sais
que j’exagère un peu mais c’est la seule image qui me vient à l’esprit.
C’est incroyable ! Il a déjà du mal avec l’autorité de son épouse, comment peut-il encore en
chercher d’autres.
Tenez. L’été dernier, profitant du retour du beau temps, nous nous retrouvons avec un
groupe d’amis aux étangs de Cergy, dans la banlieue Ouest de Paris. Sur des gazons
verdoyants à perte de vue, les familles s’étalent. Tout le monde s’active pour apprêter le
piquenique, entre sujets passionnés de politique chez les hommes, sinon de football, et
échanges animés sur la réussite du dernier sac d’Hermès ou des chaussures de chez Dior
pour les femmes, à moins qu’elles ne refassent le scénario des sketches de l’un de ses
innombrables groupes de théâtre de Kinshasa dont le prix du visionnage quotidien sur
internet est l’infestation des ordinateurs familiaux de virus de toute sorte…
Dans ce cadre bucolique, plutôt reposant pour un individu ordinaire, le fauve Maurice
était, lui, en chasse. L’insatiable ! C’est là que sa femme surprend son regard lubrique
plongé dans le généreux décolleté d’une jeune femme de la tablée voisine. Sans crier gare,
elle lui décoche un fulgurant coup de coude au foie qui lui fait remonter la moitié de la
cuisse de poulet qui entamait la descente de son œsophage, lui arrachant une humide
quinte de toux de canard égorgé.
Je vole au secours de l’ami Maurice.
– « Ma chère amie, l’œil n’a point de prison, sagesse ancestrale. Et comme on dit par ici : ce
n’est pas parce que l’on est au régime, qu’on ne peut pas regarder le menu… ».
J’ai à peine fini ma tirade que j’entends au milieu des huées de la gente féminine un « dis
donc, tu en veux un pareil, toi aussi ? ». Non pas vraiment. C’était la voix de ma femme.
Ciel, que suis-je allé faire dans cette galère ? « Innocent, moweyi », « la mort gratuite, lot
de l’innocent » comme on dit à Kinshasa.
Pour me donner un peu de contenance et ne pas perdre la face devant cet aéropage hostile,
je fais semblant de nouer les lacets de mes chaussures qui d’ailleurs n’en comportaient pas.
Je me rassois piteusement et plonge mon nez dans mon assiette.
Vous avez vu le tableau ? Alors, dites-moi, qui d’entre vous lui a prêté le courage de…oui
vous l’avez bien compris, d’épouser même pas une, en cachette, motus, bouche cousue et
multiplication de voyages à Kinshasa ? Que non ! Deux nouvelles jeunes épouses comme il
le dit et le veut, le gaillard. « Mungu wangu, uyu mutoto eko natafuta maneno ingine », « il
se cherche des ennuis, ce garçon » comme on dit chez moi dans le Kasongo paternel. «
C’est juste pour commencer ! » me dit-il pour me narguer un peu plus. « La cinquantaine
passée, plus de temps à perdre, et bla bla bla et bla bla bla ». Je ne l’écoutais plus que d’une
oreille. Tout cela, juste à cause d’un bout de dicton ? Faut croire…
Je suis contrarié. Je pense à son épouse. Si elle apprenait tout cela et découvrait que non
seulement j’étais au courant, mais que je suis celui par qui le scandale sera venu. Lui
expliquer cette histoire de dicton ? « Kulenda ve », impossible, comme dirait mon oncle. Je
ne sais pas comment faire pour désamorcer tout cela. Ah la colère de son épouse ! Je ne
mettrais plus les pieds chez eux, sinon pour voir le gros fufu, qu’elle me sert à chacune de
mes innombrables visites, connaitre une sévère cure d’amaigrissement ! Ah, ce cher
Maurice. Juste pour un dicton, qui l’eût cru.
Mais les dictons en Afrique ont une particularité, celle de… Non. Stop. Plus de dicton.
Terminé. On ferme tout. Tant pis pour vous. Il y en a déjà un qui m’empêche de dormir
depuis trois mois, et vous espérez que je vous dirai votre dicton révélateur ? Il ne faut
même pas y penser, comme on dit aujourd’hui. Même pas en rêve. Circulez, il n’y a rien à
voir.
Le 8 mai dernier, comme tous les 8 mai en France, c’est un jour férié. On commémore la
libération. Un signe, peut-être. Je reçois un MMS d’un collègue. Il vient de me fournir une
information importante. Tonnerre des aïeux ! Ils avaient effectivement raison, mes aïeux. «
Mukashi umua, disu difua… ».
Je m’arrache de mon canapé où j’étais affalé comme un pacha chassé de son harem. Mes
articulations émettent des craquements. Mon chien en est terrifié et se sauve en couinant.
Eh oui. C’est l’âge, vous verrez. « Ubi es, fui. Ubi sum, mox eris », autrement dit « où tu es,
j’y ai été. Où je suis, tu y seras bientôt » comme aimait le répéter la vieille cousine de
l’oncle de ma tante, férue de latin.
Le message affiché sur mon portable comporte un lien. Je vais sur mon ordinateur le lire
plus confortablement.
Et là, l’information s’étale devant mes yeux éberlués. Incroyable. Il faut que j’appelle
Maurice.
– « Salut, mon frère. Quelles nouvelles ? », m’acueille-t-il.
– « Importantes. Il faut que je te parle… Oui, de tes futures épousailles.
– Ah oui. À ce propos, j’ai pratiquement tout réuni pour les futurs beaux-parents : costume,
pagnes etc…Tout est sous bonne garde chez un collègue de travail.
Je suis perplexe. Comment le lui dire ? Il a déjà engagé des dépenses conséquentes ! Tant
pis. Ma décision est prise.
– « Ecoute, Vieux. Il faut que je te dise de prendre le temps de la réflexion et considérer
sérieusement la possibilité de tout arrêter parce que… »
Je dois éloigner le téléphone de mon oreille. Son rire me vrille le tympan.
– « Un charlot. T’es un charlot »
Mais je m’accroche. J’arrive à placer un, deux, trois mots. Enfin, il se calme. J’ai son
attention. Je lui dis tout.
Je lui explique qu’au dernier congrès de l’Asian Pacific Society of Cardiology, une équipe de
cardiologues saoudiens a fait une communication sur la polygamie et le risque de
développer une cardiopathie coronarienne, et donc le risque de faire un infarctus.
– « C’est quoi encore, ce truc. Je ne suis pas toubib, moi. »
– « Je sais bien mais… enfin écoute sans m’interrompre et tu comprendras. »
– « OK. Bon, mais fais court, j’ai des trucs à faire. »
– « Entendu. Ces médecins ont étudié un échantillon de 687 hommes qui passaient une
coronarographie. C’est l’examen qui permet de voir l’état des vaisseaux coronaires, ces
vaisseaux qui nourrissent le cœur. Lorsqu’ils sont malades, rétrécis ou obstrués, eh ben
cela peut conduire à l’infarctus. La grande majorité des hommes de ce groupe, soit 68%,
n’avaient qu’une épouse, 19 % en avaient deux, 10% en avaient plutôt trois et seuls 3%
d’entre eux avaient épousé 4 femmes. Comme quoi, on croit que tous ces saoudiens
collectionnent les femmes… »
– « Je m’en fous ! En quoi ça me concerne, hein ? », rugit l’animal.
– « Calme-toi ».
Je dois poursuivre et m’abstenir de tout commentaire personnel. Je sens sa respiration un
tantinet plus saccadée. Allez, finissons-en.
Je lui explique donc que les résultats de cette étude montrent que la polygamie augmente
le risque de développer une maladie coronarienne et donc d’être victime d’un infarctus du
myocarde. Ce risque, qui serait lié au stress de devoir subvenir aux besoins de plusieurs
foyers, augmente avec le nombre d’épouses, jusqu’à être multiplié par 4,6 pour les
polygames avec 4 épouses. Plus on aurait d’épouses, plus on s’exposerait à l’infarctus.
– « N’importe quoi », essaye de ricaner sans conviction mon interlocuteur. Mais je sens
qu’il est préoccupé. Il ne me gratifie plus de son fameux rire.
– « Peut-être bien, mais cela mérite que tu y réfléchisses sérieusement »
C’est le silence à l’autre bout du fil. Je ne suis pas un sadique. Il faut vite mettre un peu
d’eau dans le vin.
– « Écoute. Réfléchis, mais on ne s’affole pas. C’est l’étude d’une seule équipe. Et ce congrès
n’est pas celui de l’ACC ou de l’AHA… »
– « C’est quoi encore comme animaux ! »
– « T’inquiète. American College of Cardiology et American Heart Association. Ce sont les
références mondiales en cardiologie. Cette étude nécessite vérification, d’autant qu’il peut y
avoir eu des biais, c’est-à-dire des situations qui font qu’on se trompe de bonne foi et qu’on
aboutisse à des conclusions erronnées. Mais d’ici qu’une autre équipe fiable vérifie les
résultats… »
– Que faut-il pour faire cette étude de vérification
Tonnerre des aïeux. Ne le voilà-t-il pas, ce cher Maurice, subitement épris de recherches
médicales. Ah, Intérêt, quand tu nous tiens…
Je lui explique donc qu’il faut qu’une autre équipe ailleurs refasse la même étude. Mais en
raison des différences sociologiques en matière de polygamie, le sujet ne sera certainement
pas étudié en Europe, ni aux USA : on les cache les secondes épouses sous ces latitudes-là.
Tiens, à moins que la même étude ne soit menée en Afrique, au Congo par exemple.
« N’empêche… » me réplique-t-il mollement
« Quoi donc ? », je l’exhorte à parler. Je ne sais plus dans quel état il est. Je dois en avoir le
cœur net.
« N’empêche que tes ancêtres avec leur dicton, ils avaient bien tort, Hein ? Mukashi umua,
mukashi umua… Viens encore me réciter d’autres proverbes et dictons de ton patelin ».
« Non, non au contraire, les ancêtres avaient raison ». Je proteste fermement.
« Comment ça ? », m’interroge-t-il
Je dois lui expliquer enfin que beaucoup de dictons en Afrique, comme ailleurs, ont la
particularité…de posséder des images en miroir.
« Voilà, vieux frère, Mukashi umua disu difua n’est qu’une partie du dicton. Mais la suite
que tu ne m’as pas laissé te dire est… »
Là, je bois du petit lait.
« Usela babidi, ufua lukasa. Epouse deux femmes et tu crèveras précocement. »
Et il me raccroche au nez !