On est en plein hiver, quelques semaines après le nouvel an. Nous répondons, mon épouse et moi, à l’invitation d’un ami qui fête sa promotion professionnelle et aussi, cerise sur le gâteau, la naissance de sa petite-fille. L’ambiance est amicale et bon-enfant, la boisson diversifiée et le repas copieux.
Ah, oui le repas. Vous me connaissez ? Je ne suis pas du genre à mollir sur la fourchette. Au menu, il y a ce soir-là des huîtres.
La soirée se prolonge dans la bonne humeur. Mais à 3 heures du matin, je me laisse enfin décider par ma femme à rentrer. Nous avons un peu de route à faire. Rien de moins que 280 km. Juste un dernier tour de danse et me voilà à côté du buffet. Il reste encore des huîtres. Le lit cristallin de glace brisée s’est déjà liquéfié et même attiédi. Qu’importe. Juste une ou deux pour la route, comme on dit par ici. J’en ouvre une, presse un quartier de citron dessus. Je vois avec délectation ce jus ambré arroser les huîtres. Mais le goût ne me semble plus le même qu’au début du repas, il est un peu azoté, mais ma gourmandise l’emporte.
Je me saisis de la deuxième. L’épouse de notre hôte m’intervient :
— Arrête ! Ce n’est plus frais, tu vas te rendre malade…
Tous les regards se tournent vers moi. Je suis confus. Le regard courroucé de ma femme me recherche, je l’évite. Ma solitude ne dure pas longtemps. C’est notre hôte en personne qui me rejoint, ouvre une huître, la déguste et proclame qu’elle est encore bonne. Nous voilà tous les deux, envers et contre tous, en train de descendre l’une après l’autre les huîtres restantes. Nous sommes fiers de nous.
A côté de mon épouse furieuse, je reprends la route. Ah qu’elle fut longue et douloureuse, cette route !
En proie à des coliques qui me tordent et m’arrachent les boyaux, et, comme qui dirait, fuyant du haut et m’échappant du bas, je connais ma via dolorosa, les toilettes des aires de repos de l’autoroute faisant fonction de stations. J’arrive à mon domicile, exténué, fiévreux et déshydraté. J’apprendrai quelques jours plus tard, que mon ami avait fini sous perfusion, à l’hôpital.
Le récit de cette mésaventure intestinale ne susciterait de ce côté de la Méditerranée qu’hilarité et serait agrémenté de commentaires et vécus cocasses des uns et des autres. Mais à Kinshasa, il prendrait une toute autre tournure.
« Et si c’était le poison ? ». C’est la question qui hante les esprits au sortir des repas partout au Congo. Partout sévit la terreur de l’empoisonnement.
Le vocable est dans toutes les conversations et a fini par modifier les comportements et même la classification des causes de décès. La mort par les maléfices et la sorcellerie est aujourd’hui rivalisée par le décès par empoisonnement, surtout chez les gens connus ou fortunés. Mourir d’empoisonnement ! On a presque l’impression que c’est chic, distingué, voire héroïque. Ce poison ou ces poisons, semble-t-il qu’il faille dire, restent encore secrets, leur nature chimique demeure inconnue des scientifiques locaux.
Au début, dit-on, quand personne ne se méfiait, ils étaient mis dans la nourriture, ou dilués dans la boisson. Conséquence : dans les restaurants, tout le monde boit désormais au goulot que l’on rebouche entre deux gorgées en y enfonçant un doigt. Chacun garde les yeux rivés sur son assiette et sa bouteille, quitte même à les amener avec soi aux toilettes…
Même ceux de la sphère dirigeante que l’on croirait bien protégés n’échappent pas à l’emprise de cette terreur chimique. Il règne dans ce milieu une vraie psychose de l’empoisonnement.
Sur les hauteurs de Kinshasa, là-bas dans les beaux quartiers, il se raconte ainsi qu’un colonel, peu rassuré par sa garde prétorienne, fait désormais, comme qui dirait, « marmite commune » avec elle. Résolu, en cas d’empoisonnement, à ne pas laisser son empoisonneur profiter de son lugubre forfait, il a trouvé le moyen de l’emporter avec lui : à l’heure des repas, le cuisinier pose toutes les casseroles sur la grande table. Il se saisit d’une grande louche, remue vigoureusement la nourriture au fond de la casserole. À tour de rôle, tout le monde se sert : le cuisinier et sa garde, objet de sa défiance en premier, lui-même, son épouse, ses enfants, les parents comme les visiteurs de passage ensuite. En lieu et place du benedicite ou d’un souhait de bon appétit, on l’entend dire : « soki mono, tokowa biso banso », « s’il y a du poison dans cette nourriture, crevons tous… »
Le colonel est encore bien vivant, aux dernières nouvelles. Peut-être a-t-il réussi à dissuader les empoisonneurs ? Qui sait ! Mais une chose reste cependant certaine : depuis que cette particulière attention de l’officier est connue des casernes de la ville, la garde chez le colonel est recherchée, disputée, même monnayée…
Le président d’un parlement provincial s’apprête à prendre son petit déjeuner avec son épouse lorsqu’on lui annonce que le député qu’il a invité dans la matinée est arrivé. Si tôt? Mais qu’importe. Monsieur le président accepte de le recevoir. Il l’invite aussitôt à partager leur petit déjeuner. Après quelques protestations de pure forme, l’honorable député s’installe en face de son président.
— Servez-vous, Honorable…
— Oh non, Excellence, après-vous, répond le député dans un large sourire.
L’Excellence se sert trois cuillerées de lait en poudre, deux cuillerées de chocolat et rajoute de l’eau chaude. Tout en touillant son mélange, Monsieur le président se rend compte que le député a fait le même choix. Lui aussi touille son breuvage. Pourquoi n’aurait-il pas le même goût que son président pour le lait et le chocolat?
Le président déverse des flocons de céréale au miel dans sa tasse. Il a à peine reposé la boite sur la table que son hôte s’en saisit et se sert aussi. Le président est intrigué, son épouse agacée. Mais il faut sauvegarder les bonnes manières.
Son Excellence avance exprès l’assiette de viennoiseries vers l’Honorable, et se sert de quelques tranches de pain de mie. L’Honorable écarte du revers de la main cette assiette de croissants et pains au chocolat, la dirigeant doucement vers l’épouse du président qui se sert. Le député se penche au dessus de la table et prend aussi du pain dans le même emballage que le président. L’un tartine ses tranches de pain avec de la margarine, l’autre aussi. L’un prend un verre de jus de pamplemousse, l’autre aussi.
Ainsi s’est poursuivi et s’est fini ce petit déjeuner, grotesque spectacle de mimes, au grand dam de madame l’épouse du président qui a fait promettre à son mari de ne plus jamais recevoir cet honorable député à sa table. Quant à l’Honorable…Aussitôt sorti de la résidence du président, il s’est jeté sur son téléphone et a raconté avec force détails à son épouse et ses amis comme il a déjoué tous les pièges d’empoisonnement qui lui étaient tendus.
Mais, lorsque l’on ne vous parle pas de toutes ces personnes empoisonnées ici ou là, tout le monde vous met en garde contre la sorcellerie…
Je dois rendre visite à mon cousin. Les rues de son quartier ne sont pas viabilisées. Je suis contraint d’abandonner le véhicule qui m’y conduit à quelques rues de son domicile et de poursuivre le bout de chemin restant à pied. En entrant dans sa rue, je rencontre un vieil ami. Il m’emmène bras dessus, bras dessous, saluer son épouse. Je passe devant la maison du cousin qui me voit. Je suis un peu étonné qu’il ne réagisse pas et ne vienne pas me rejoindre chez mon ami, son voisin. Bien au contraire, je le vois faire signe à sa femme et tous les deux nous observent ou plutôt nous épient.
Mon ami ne fait aucun commentaire quand je lui dis que je suis là pour rendre visite à mon cousin. Son silence m’intrigue autant que d’être surveillé de loin par le cousin et sa femme.
Et lorsque enfin, je me présente devant le domicile du cousin, l’accueil est beaucoup moins chaleureux que je ne l’espérais. Son épouse me présente un bassin d’eau avec une savonnette. J’apprécie cette attention pour l’hygiène des mains et bien content, au fond de moi, de passer vite à table. Mais surprise : le lavage de mains est accompagné par la prière des deux époux où il est question de chasser le démon. Très perturbant d’être accueilli dans sa famille par un rituel d’exorcisme.
Je garde mon calme, finis mon nettoyage des mains transformé par les psalmodies de deux époux en ablutions magico-religieuses. Je contiens difficilement mon exaspération quand le couple m’en donne l’explication.
Mon ami et son épouse, transfuges de l’église qu’ils fréquentaient avec le cousin, ont été déclarés ex cathedra par leur pasteur comme des suppôts du Malin et de ses maléfices, bref des sorciers. Les fidèles, dont le couple de mon cousin, avaient désormais obligation de se tenir loin de l’ami et de son épouse et de tous ceux qu’ils fréquenteraient. Mais étant de la famille, mon cousin et son épouse ne pouvaient ne pas me recevoir. La seule solution était alors cette ridicule cérémonie à laquelle ils venaient de me soumettre…
Des situations aussi ubuesques, chacun peut en énumérer où qu’il se trouve dans le pays. C’est donc avec beaucoup de regrets, par exemple, que je regarde aujourd’hui cette ville de mon enfance, Kinshasa, qui avait toujours été ce mélange d’us et coutumes, d’ethnies et tribus dans lequel j’ai grandi. Cette mixité qui a fait ma culture et l’homme que je suis devenu.
J’ai mangé à toutes les cuisines de ma rue cosmopolite où le Musi Ngombe côtoyait le Mangala ma Liboko, le Muluba était ami du Buza, le Mosengele vivait avec le Ngombe, le Muhemba avec le Ngbandi, le Mongo avec le Muntandu, le Mundibu avec le Musakata etc. J’ai été dans toutes ces familles qui étaient et sont encore aujourd’hui les miennes. J’ai partagé leur vie et leurs repas : ntuka ici, bidia là-bas, mbembe et mabulia aujourd’hui, ingwele et koba demain…
Mais aujourd’hui, que reste-t-il de ces agapes et de ces célébrations de la fraternité ? Des souvenirs mélancoliques d’un passé désespérément révolu. Aujourd’hui, tout le monde est empoisonneur. Aujourd’hui, le sorcier est partout.
Hier, on disait que le sorcier sévissait dans sa propre famille. Aujourd’hui, on affirme que plus rien ne l’arrête. Ainsi, comme certains virus du monde animal qui passent à l’homme, il y aurait eu franchissement de la barrière de famille…
Qu’il s’agisse de la crainte de l’empoisonnement ou de la peur de la sorcellerie, on vit en réalité l’ère du triomphe de l’absurde, le temps de la célébration de l’irrationnel, terreau fertile de l’obscurantisme et de l’espérance dans un merveilleux hypothétique, illusion dont politiques et religieux font commerce pour asservir les consciences et assujettir les esprits.
N’est-ce pas là le vrai poison ?